La mâchoire

Elle se contracte au moindre désagrément, un signal dur du cœur qui tire sur les tendons, fait glisser des millimètres de peau de crâne. Un moineau, lui, doit percevoir cela très clairement, grotesque grimace de pachyderme, avant de se laisser choir dans le vent.

Audit

Tout avait été soigneusement agencé: quatre pièces, autant d’espaces de représentation. Et l’on pouvait se distinguer dans le miroitement d’un mur en catelles. Mais il planait quelque chose de prétéritant. C’était un problème de luxe manqué en vérité, le même qu’avait cette femme portant fièrement une robe de soirée bon marché.  Le droit de parole répondait à un code fait d’hésitations, entre longueurs et enchevêtrements. Malgré la technique, la musique était étranglée par une trop grande volonté de partition.

5 minutes avec le L apostrophe

L’ondée, l’aube, l’arbuste, l’envie, l’invitation, l’inhibition, l’irrévérencieux, l’intention, l’apostrophe, l’ivresse, l’accusation, l’affection, le sot-l’y-laisse, l’énigme, l’ajout, l’affligeant, l’hibernation, l’avarice, l’y mettre, l’idée, l’isolement, l’espace, l’effigie, l’ermitage, l’initiation, l’identité, l’irréel, l’ignorance, l’éternel, l’éternuement, l’effigie, l’éternuement, l’ordre, l’obligation, l’idiot, l’illicite.

La tentation de l’heureux accident

« Faites bouillir pendant 4 min puis enlever la coquille. Terrorisé par l’enfer, il aura gardé jusqu’à la fin une peur panique de n’être pas sauvé, malgré ses prières et son sacrifice. Grâce aux multiples fac-similés qui l’accompagnent on se glisse au cœur de sa fabuleuse carrière. »

Pointage hasardeux au doigt:
Sophie Hale, La cuisine à l’ail, plus de 100 recettes savoureuses et originales, Quintet publishing, 1986, p.47
Henri Michaux, Une voie pour l’insubordination, éd. Fata Morgana, p.28
Magazine Fémina N°49 LM 339, notice non signée sur Yves Saint Laurent, p.29

Trésors des trésors

L’entrée était à l’angle de la route du Chasseur et de l’avenue des Cerisiers, sous un grand Tilleul. Une boule de cuivre trônait au bout de la main courante, légèrement poisseuse, qu’on devait suivre jusqu’au premier étage. Toujours cette odeur douce-amère qu’on identifie plus tard comme étant celle des vieux. Derrière la porte, une longue salle de bain jaune qu’ils utilisaient peu. A la cuisine il y avait un évier en grès, des beugnes sur l’émail du fourneau, et dans la grande armoire du miel cristallisé. Pas grand chose sur le balcon, quelques pots sur un sol rêche devenu moussu,  les plantes grasses des marches en montagnes, un peu poussives. Le long du couloir, il y avait « la petite chambre », sombre et trop remplie, qu’éclairait mal un abat-jour à franges, et puis surtout le violon. Les lits étaient immenses dans leur chambre à coucher, juste en face, accolés mais séparés, moelleux comme on ne les fait plus, et de chaque côté, vraiment dégueu, deux pots de chambre dans les tables de nuits. Une gentille silhouette à chignon cherche des douceurs dans le linge de l’armoire vaudoise, des noisettes, amandes, et oranges confites enrobées de chocolat noir, blanc, et au lait, les meilleures. Mais une petite poignée seulement, qu’il faut aller les manger à la chambre, qui était en fait le salon. Tout là-bas, avec son morbier arrêté, une collection de pierres sur un napperon, et des sourcils de hiboux au dessus d’un livre, au bout de la table et du canapé rouge. Remplie de papiers du sol au plafond, la pièce adjacente n’avait bizarrement pas de nom, mais c’est là qu’étaient précieusement gardées Perlette goutte d’eau, Marlaguette et La chèvre de Monsieur Seguin, sous un papier calque qui floutait les dessins de leurs couvertures.

La taille qui compte

Elle avait toute la panoplie pourtant, du fichu satiné aux bas de soutien couleur chair, et même, comme Marie-Madeleine, une jupette carreautée. La peau parcheminée bien sûr, et de fausses lunettes de soleil Dior à brillants. Elle se tenait droite comme la justice de Berne dans ce wagon où personne n’a songé à la laisser s’asseoir. L’habitude, une grande mémé, c’est pas souvent.

CQFD

La politique en son sens large indique le cadre général d’une société organisée. Plus précisément, elle concerne la structure et le fonctionnement, qu’il soit méthodique, théorique, ou pratique de tout groupe social, et porte sur des actions permettant l’équilibre des rapports internes et externes avec d’autres ensembles. Elle a communément trait au collectif, mais se joue également au sein de tout environnement et individu, dont la constitution – ou l’agencement – est forcément multiple. Ce n’est que de façon restreinte qu’elle se réfère à la pratique spécifique du pouvoir sur les autres, aux luttes de représentation, aux calculs des dépenses d’énergie dans son propre intérêt. Elle est toujours et avant tout la mise en acte d’une perception combinatoire et planifiée de nature à faire atteindre un objectif.
Ainsi, faire la vaisselle le soir une fois le repas terminé est une action contre la flemme qui nécessite une somme d’énergie moindre que la lutte ultérieure contre la crasse desséchée, la prolifération de petites mouches et les odeurs nauséabondes. On le fait sans peine lorsque l’on considère cette effort comme soutenant notre objectif: se mettre au travail dans un environnement et un état d’esprit libérés des désagréments de la veille. Sans quoi,  régénéré par une bonne nuit de sommeil, on épuise une force maxima qu’il serait bon de mettre ailleurs.

Le menu du jour

Je découpais gaillardement mon steak avant de rabattre une petite quantité de sauce aux échalotes sur ma fourchette. C’est en continuant mon geste jusqu’à ma bouche que je l’ai croisé. Logé au fond d’une quarantaine mal rasée, de grosses mains jointes soutenant sa puissance, pointu comme son sourire en coin. Drôle d’impression, les yeux dans l’assiette, en tranchant à nouveau le moelleux de ma viande. C’est le troisième de la semaine, on dirait bien que ce regard des hommes est de retour.

Retour au foyer

Arriver à la der et opter pour les strapontins du parterre. Pardon, bonnet, écharpe, manteau, sac, voilà. A gauche, une grosse dame pétillante fermera bientôt les yeux, tête basculée, le profil devenu aigu, tout en mâchoires, contrit. Danse sans danse, musique sans musiciens, que sommes-nous exactement en train de regarder ? Elle vient vite, cette envie de sortir faire un tour, celui du quartier peut-être. Mais il faudra traverser cette marée humaine qui, dans son immobilité, notifiera forcément tout élan inverse. Encore une fois, risquer le mépris. Alors on repense à tous ces dîners interminables, ces anticipations d’aéroport, ces assemblées générales où l’on a su, un temps, être patients. Voyons, une heure vingt n’est pas la mer à boire. Mais on prépare doucement l’écharpe, le bonnet, le sac, le manteau, avant de s’éclipser dans une fausse urgence et aller attendre la fin du spectacle dans le foyer. C’est bien là, en pleine lumière, que s’y joueront extirpations grinçantes, petits pas saccadés et soulagement complice.

Drôle de cire

Elle était au fond du tiroir sous un carré de tissu qui briserait son ornement floral de mauvais plis, calée dans l’angle du bois sombre, sur le papier décoré dont les vieux garnissaient leurs armoires. Son diamètre laissait entendre qu’elle avait été confectionnée sans penser à faciliter son utilisation. Trop fine pour se supporter, pas assez pour bien convenir. Voilà pourquoi il était là, ce rouleau gras, alvéolé, couleur d’abeilles. Il fallut réfléchir un temps, avant de fermement le planter dans sa molesse qui serait bientôt compliquée à retirer de cette porcelaine bleue, choisie pour l’honorer . Tout alla très vite ensuite, une ou deux heures à dégouliner d’un seul côté. Chevalier mort au front, monstre de lave mate immortalisé dans sa danse, le cadeau de l’enfant devenu grand est enfin consommé.

Trouble vestimentaire

Pimpante, elle tapait du pied sur le quai dans son petit manteau bleu qui tirait légèrement sur le pétrole. Il était droit, trop près, planté dans une paire de chaussures en faux daim avec lacets glissants qui obligent à faire des double nœuds qui ne tiennent malgré tout pas. La couleur de son jean paraissait incertaine. Il n’était pas vraiment vieux. Sa belle parka devait lui donner de larges épaules protectrices plutôt que cette allure d’épouvantail, qui est celle des hommes qui ne choisissent pas tout à fait leurs habits.

Quelques problèmes de sujet

Le sujet dépend du verbe dont il détermine la personne et le nombre. Pour trouver le sujet, on se demande « qui est-ce qui ? » ou « qu’est-ce qui ? » Facile, nous étions dans la cuisine. Le sujet précède généralement le verbe, mais pas toujours. Je peux donc voir la gaîté qu’apportent ces gros pompons rouges sur la nappe en toile cirée. Or, tournure impersonnelle, sujet apparent, il leur est arrivé malheur; certains portent des marques de couteaux. Puisque le sujet ne représente pas forcément ce qui fait l’action désignée par le verbe, c’est bien malgré lui que le cendrier s’est vite rempli.

Après toi

Personne n’avait allumé car on apprend très vite à se diriger vers la salle de bain au radar. A moitié nus, ils s’étaient crus seuls à être matinaux. Avant, il avait été ce bébé dodu, plein de plis, qui la regardait avec sa drôle tête de lune aux oreilles décollées quand elle changeait sa couche sur une couverture bariolée. C’était la première fois qu’elle voyait un minuscule tuyau de peau monté sur une grosse bourse molle. Il fut aussi l’un de ces petits garçons attentifs, un rien plus tactile, que ses récits grivois faisait exploser de rire sous les oliviers, enjolivés qu’ils étaient tous, mais certains en cachette, par le Pastis des vacances. Ce matin dans le couloir, c’est un corps de catalogue, tonique et détendu, diablement sexy probablement, qui avait surgit de nulle part. Mais le temps avait préservé la candeur de cette sensualité partagée, et c’est cette beauté qui lui avait sauté au visage.

Grand huit

Le calme avait repris son cours après les montagnes russes et la sensation de vent frais dans les cheveux. Il y avait eu d’agréables haut le cœur aux tournants, et l’excitation de sortir un nouveau ticket de sa poche pour refaire un tour. Même joueur joue encore. Alors, peu importait la lassitude programmée et la redondance du parcours, cette attraction était la meilleur de la place. La plus haute, c’est sûr, mais aussi la plus lumineuse. De là on pouvait y apprécier l’étendue du ciel, se sentir courageux en mesurant la petitesse des gens qui s’osaient pas l’aventure. Le bruit faisait partie du lot. On attendait patiemment près des camions générateurs à ses pieds, avant de hurler contre la peur qu’on était venu contrer. Était-ce vraiment agréable? Pas de façon continue. Le meilleur moment restait cette balade sur les quais, lorsqu’on rentrait les jambes en coton, en sentant un peu plus précisément le sol sous ses pieds.

Connecting people

Toute fenêtre ouverte recèle un nombre incalculable de portes. Il faut sans cesse demander des autorisations, suivre le protocole, prendre gare aux problèmes de syntaxe. Une logique de catégorisation et de partage de données extraordinairement complexe, où l’hébergement peut être valide, mais l’adresse introuvable. Très souvent, c’est un bête pare-feu qui déconnecte du réseau.

Jour blanc

Elle était bien petite, sa main dans ma poche, et toute douce aussi. Habillée chaudement pour la balade, elle portait un pantalons en polaire maladroitement rentré dans de grosses bottes fourrées. Mais elle avait oublié ses gants et son bonnet à la maison, pas grave, elle n’avait pas froid. Nous étions sur l’allée bordée d’arbres nus qui longe le lac, où d’ordinaire la vue sur les montagnes était belle. Nous avons marché un long moment face au vent. Ça lui rappelait les pistes de skis. Le jour blanc, les joues qui piquent, sûrement. Elle n’aimait pas tellement quand on y allait trop tôt pendant les vacances, parce que la neige est trop dure le matin. Amusée, elle a constaté qu’il y avait plus de petits chiens en manteaux que d’enfants en promenade, et nous avons bien rigolé en voyant un monsieur courir en short, les jambes toutes rouges. Ses petits pas étaient un peu trop rapides, elle suivait le rythme, fière et droite, avec ce souffle sonore qu’ont les enfants et que recouvrent les vieillards.

Génie helvétique

– bonjour
– bonjour!
– j’ai une question. C’est quoi?
– ça? C’est magique.
– Ah bon?
– magique.
– je me disais, ça tombe bien, parce que ces temps je suis un peu asthénique.
– alors c’est ce qu’il vous faut.
– regarde voir, c’est pour toi ça.
– oui, pardon, j’ai pas bien entendu?
– c’est magique. J’ai même des médecins qui m’envoient leurs patients. Une cuillère à soupe de temps en temps, et hop.
– Ah bon ?
– et vous prenez ça comment?
– comme vous voulez, quand vous avez besoin. Je vous dis, même les médecins m’envoient leurs patients.
– tu vois ça tombe bien!
– bon alors ça m’intéresse.
– une cuillère à soupe le matin à jeun?
– comme vous voulez, je vous dis, c’est magique.
– cidre, curcuma, gingembre, raifort, ail, oignon, piment, ah d’accord.
– le matin comme ça?
– comme vous voulez, mais c’est fort.
– oh vous savez moi, je mange de l’ail cru comme ça, facile.
– c’est vraiment ce qu’il te faut!
– Une fois, oh j’ai regretté après mais bon, il y a une vieille dame qui vient et me dit « mon médecin m’envoie vers vous pour acheter quelque chose ». Je dis « oui? vous avez une ordonnance? » La tête, la pauvre. Ça marche du tonnerre.
– alors d’accord.
– bon alors j’en prend une petite.
– le curcuma c’est réputé.
– oui, c’est plein de vertus.
– il paraît.
– oui, vraiment fantastique.
– bon allez, moi aussi.
– on va essayer alors, si c’est une recette d’Hypocrate…
– sensationnel je vous dit.
– parfait, parfait.
– vraiment surprenant, mais c’est fort.
– oui oui, pas de problème.
– alors voilà, merci.
– après, je dirais pas forcément le matin à jeun. Moi j’en ai toujours une petite bouteille dans la poche et quand j’ai besoin, hop. C’est fantastique!
– alors moi aussi, une petite.
– un sac?
– oh volontiers.
– voilà.
– parfait.
– merci bien.
– merci. Bonjour!
– bonjour
– voilà.
– au revoir!
– au revoir.
– voilà, merci.
– c’est de ça dont vous parlez?
– oui, c’est magique.
– merci bien.
– au revoir merci!
– merci, au revoir.
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Le dragonnier sans adj. subst.

Il a une tige sans ramification que l’on nomme « stipe » – dont l’évocation fait sourire et entonner une chanson du Michael du même nom et gabarit – qui, après bifurcation, se prolonge en un houppier de feuilles pour former une sorte de mouchet. Plante du désert ou des tropiques, il aimera mieux lumière et radiateur que pénombre et courants d’air. Il sera bon de le déplacer, pour son mieux et celui de la chambre.

Rire jaune

Lourdes serviettes satinées, petite chanson douce, Monsieur et Madame sont au restaurant chinois. Des carpes se languissent dans un aquarium. Sur la table, un réchaud supporte deux longues assiettes avec tout autour des petites coupelles, couteaux, fourchettes et baguettes. Sous l’eau, les cailloux gobés sont toussotés par les branchies. Ça c’est poisson grillé, pas frit, pas pareil, tradition. Le patron articule le tout par de petits gestes nets qui partent de sa nuque fine, enfantine, celle de ceux qui ont tôt appris à obéir. La dame a des amis chinois à Londres, elle connaît bien merci. Le monsieur dit « vous avez de la mayonnaise? » En somme, la vulgarité tente de huiler quelque chose, faire glisser l’effet de surprise vers le confort.

Conduite

Le soir, on dirait les cloches de la cathédrale non-stop, en très petit. Un truc lancinant et pluriel, qui tourne sans véritable choc perceptible. Au matin, ce sont des ambulances qui descendent en trombe une interminable avenue, avec tout le strident de l’urgence. Mais glas de la nuit et danger du petit jour ne sont issus que du formant d’un tuyau, une sombre histoire de débit. Ou le radiateur et l’imaginaire criant le besoin d’une bonne purge.

Du vent

Il y avait ce matin une forte bise. Si forte qu’à un moment, elle s’est engouffrée entre les maisons et a soulevé une grande quantité de poudreuse sur le toit d’en face. Puisqu’il faisait beau, qu’il était tôt et la lumière très vive, c’est un immense nuage tourbillonnant qui a furtivement obstrué la vue. On aurait dit une nuée de paillettes! Ravie, et dans l’attente d’un nouveau soufflet, j’ai ouvert la fenêtre et saisi mon smartphone dans l’idée d’immortaliser ce fascinant spectacle. Caméra, on. Merde, contre-jour. Et puis le vent s’était déplacé, il malmenait maintenant les hauts sapins voisins dans une nappe sonore assourdissante, à peine croyable elle aussi. C’est mon dictaphone qu’il fallait dès lors actionner. A l’affût, appareil en main, j’attendrai frigorifiée que rien ne veuille plus se passer, avant de gentiment me résigner, et réaliser que la question de l’usage d’une telle captation n’était pas vraiment résolue. « Regarde-moi cette belle giboulée! », aurais-je probablement dit, un peu moins enthousiaste, à quelque ami qui le serait encore moins. L’époque ne comprend pas bien que l’on n’enregistre pas la beauté des choses, et elle parvient mal à la saisir dans ce qu’elle a de plus commun: ne faire que passer.

Définissons

C’est un état physiologique consécutif à un effort prolongé, à un travail physique ou intellectuel intense qui se traduit par une difficulté à continuer dans l’effort. Semblable à l’endommagement d’un matériau qui serait provoqué par la répétition de sollicitations mécaniques entraînant sa rupture sous des contraintes inférieures à celles qui résultent d’actions statiques. Une sorte d’état de lassitude, aussi, comme la baisse de fertilité d’un sol qui donne de mauvais rendements aux récoltes, et dont l’origine est mal expliquée, car complexe. Grosse fatigue. Bien pénible.

Le cours du jour

Chère Madame,
dans un excès d’euphorie passé, et bien qu’ayant pris soin de me convaincre depuis les deux semaines qui me séparent de mon inscription qu’il s’agissait d’une riche idée, alors minée par la fatigue et l’esprit wellness du moment – cette glue, ce grand juge de la productivité – j’ai vraiment cru venir, ce dimanche matin de bonne heure, au stage de Qi Qong que vous dispenserez dans une salle au sol mou à une majorité de femmes d’âge mûr. Il y a, chère Madame, qu’hier soir j’ai déposé une jolie théière et de petits bols à thé sur le plancher de ma chambre – ce qui aurait été très zen, sans les débordements du cendrier – avant d’avoir l’une de ces discussions adolescentes, avachies, multiformes, tournoyantes, avec une amie chère à mon coeur. Nous étions sur le lit à l’asiatique, à même le sol, calant coussins et édredon au gré de nos conforts, à égrainer les petits riens qui forment les grandes tragédies de nos vies de presque quarantenaires, les jambes en l’air contre le mur, parfois, pour faciliter nos circulations. La neige qui tombait à gros flocons dehors étouffait un tant soit peu les cris de la ville un samedi soir, et nous percevions à peine les frottements d’un étudiant débordé dans la chambre d’à côté. Aussi, des blocs de glaces tombaient brutalement dans une coupelle en verre déposée au pied du congélateur, au loin. Il s’agissait de réparer l’inadvertance d’un colocataire qui, en ne terminant pas son geste de fermeture, avait brisé la chaîne du froid, tout gâté, et créé une sorte d’avalanche. Un mince filet d’air tiède avait suffit à nécessiter une totale ouverture, un vrai recommencement. Aussi fallait-il aller vider l’excédant d’eau à intervalles réguliers, afin de préserver la moquette beige, peu jolie, qu’un imbécile du passé avait collée à même le parquet de l’appartement. Un jour peut-être aurons-nous le temps, l’argent et la motivation, surtout, de l’enlever, poncer et vernir la beauté du bois que les crissements sous nos pieds nous laissent imaginer. Besogne faite, au retour dans la chambre, l’air vicié était toujours frappant. Neuve du jour et précautionneusement allumée, la grosse bougie jaune que l’étiquette du supermarché annonçait « anti-tabac à l’odeur exotique » n’était, chose peu étonnante, que d’un faible secours. Nous ouvrions alors tout grand la fenêtre pour laisser s’échapper l’odeur de cigarette froide jusqu’à en greloter. Et puis la petite musique reprenait. Confort, inconfort, action, réaction. Je suis à peu près sûre qu’il s’agissait d’apprendre à mieux percevoir ce genre d’effets, ces mouvements dans l’espace et nos corps dans votre cours du jour. Or, puisque j’eus fort en m’endormant le sentiment de gâcher mon temps à apprendre une chose qu’il m’est souvent donné de comprendre autrement, et qu’il me suffisait en fin de compte d’y être attentive pour la mettre en acte, j’ai préféré ce matin me réveiller sans sonnerie, déguster le soleil d’hiver qui cogne sur ma table de travail, ainsi qu’une orange mi-sanguine délicieuse qui vient de méchamment me jaunir les cuticules. J’imagine que mon absence n’aura prétérité que l’équilibre budgétaire de votre séance, et me tiens évidemment à disposition afin de réparer mon faux bond de façon pécuniaire.
Avec mes plus cordiales salutations,
J.H.

Dix minutes

Tout juste dix minutes pour m’asseoir à la table de la femme en rouge et noir d’Otto Dix, avec son lorgnon et son petit carnet. Or, dommage, il s’agit d’un bête étui à cigarettes. Son verre à cocktail est à peine terminé, et voici mon temps écoulé. Trop court. Mauvaise peinture anyway.

Chambre avec vue

C’est la seule depuis laquelle on aperçoit les montagnes. Elles s’y glissent incertaines entre un ciel moutonneux et deux bâtiments cossus qui tirent sur le rose et l’orangé, soulignées par le boudin anthracite d’un toit faussement parisiens, avec lucarnes, lui aussi saupoudré de nouvelle neige. En contrebas, deux aplats de vieilles tuiles viennent briser des rangées de vitrage bleuté, dont l’opacité laisse deviner l’organisation segmentée de petits bureaux où scintillent quelques halogènes. Une volute s’échappe au loin du téton noir d’une grosse cheminée en béton, et qui, agitée au gré du vent, vient parfois lécher  les stigmates blancs des pâturages. Le savonnier de la terrasse a perdu de son panache d’automne, mais ses capsules en forme de lampion, aujourd’hui brunâtres et ratatinées, se balancent au bout de ses branches nues et animent d’un rythme saccadé l’angle gauche de ce paysage.

Commencer sans le verbe

Dans la rue, nul apparat, juste la pluie, et de vagues guirlandes de vilains mots. En vitrine, quelques éditions chryséléphantines et marques de doigts  d’enfant, à hauteur. Joli gluant en transparence sur le précieux des grands. Et plein de ronds de chewing gum noirs en contrebas sur le carré des pavés.