Journal libre

A la croisée du blog, du carnet de route et du mémo créatif, quelques textes sont sporadiquement publiées ici publiquement au gré du vent et des envies, dans l'idée de créer un format libre qui révèle quelques textes en partage

Haut, bas, fragile

Ce n’est pas comme si cela se voyait facilement, mais il y avait en lui cette chose qui penche comme un poids décalé dans la cale d’un bateau. La vieille l’avait repéré car elle connaissait bien les hommes. Elle les avait vus passer sur leurs tracteurs devant sa maison, puis au guichet de la poste du village, aujourd’hui fermé. Perçu cette fausse nonchalance au sein même de son foyer, où cette légère crispation de mâchoire précédait toujours les grands débordements. La tristesse, ça vous colle au corps, d’autant plus si on tente de la cacher.

Lui laissait entendre qu’il avait évité le pire, trouvé la bonne parade en mettant toute son énergie dans cette nouvelle maison. Il se croyait sorti d’affaire, et ne repérait pas vraiment ses propres patterns, ces mouvements répétitifs qui, dans ce qu’ils ont d’imperceptiblement rigides, prouvent qu’on a perdu de vue la confiance dans le joyeux chaos des choses. Le matin, été comme hiver, il prenait son café devant la maison, en tirant sur une cigarette qu’il pouvait pourtant, dorénavant, fumer à l’intérieur. Perpétuer les vieilles habitudes, comme pour conjurer le sort, sans quoi il n’était tout bonnement pas supportable. Son couloir était resté jonché de boîtes, où il avait entassé sa vie. Il les déplaçait, modifiait savamment les piles, libérait l’entrée d’un air amusé lorsqu’on passait le voir, à se frotter l’arrière de la tête, à chercher des yeux l’espace qui pourtant était là tout autour. Elles restèrent là longtemps, comme les briques d’un quotidien qu’il ne parvenait pas à reconstruire. Il mis des mois à investir le premier étage, répétant à tout va qu’il fallait d’abord changer la moquette des chambres, mais trouvant secrètement un étrange réconfort dans le fait de dormir sur un lit de camp dans le petit réduit décrépi du rez-de-chaussée. Tout, désormais, de haut en bas, ne pouvait qu’être fragile.

Mon oncle

Je le retrouve parfois dans les mains noueuses de mon cousin, qui ressemblent à celles de mon père, avec ces phalanges élargies qu’on attribue d’ordinaire aux artisans. Mon oncle était un intellectuel, de ceux qui pensent trop pour être supportables. On l’appelait « Tonton Macoute », ou plutôt, c’était le sobriquet qu’il s’était choisi, car il s’était toujours su quelque peu terroriste, père fouettard en puissance, bonhomme-bâton.

Gamin, on l’avait dit caractériel, et un peu vite placé dans un internat de montagne, où il se languissait de son grand frère, qu’il ne cessât pourtant jamais de tourmenter. Puis, il avait rencontré Florence, une fort belle femme, fille de pêcheur devenue maître d’Ikebana, qui, un temps, le sauva du naufrage. Elle lui donna deux beaux enfants, un garçon et une fille, et ils vécurent quelques années, les plus heureuses sans doute, dans un immense appartement au sol rêche, en fibre de coco, avec une baignoire ronde dans la salle de bain et une cheminée dans la chambre. Il était de ces grand-reporters qui écrivent bien, mais étouffent leurs récits de leurs trop plein de velléités d’écrivain. Il parcourait le monde, l’Asie surtout, noircissant des carnets d’où il extirpait probablement toutes ses lettres tendres mais acides, qu’on recevait avec appréhension. L’alcool eu raison de son mariage. Tant, qu’une ordonnance restrictive fut établie pour protéger Florence et les enfants. Il partit en Thaïlande un moment, ce qui soulagea tout le monde, avant de revenir plumé, craignant dorénavant - c’était signé - les mafias locales. On l’installa dans le vieux chalet familial de Barboleusaz, qu’il décora de panne de velours, bouddhas, et autres tenka, avant de le vendre discrètement à un riche étranger qui le démonta.

Il descendit vivre en plaine, dans un petit trois-pièces mansardé, non loin d’un bistrot à poivrots dont il finit par faire partie, et n’y remonta plus que pour noircir un blog que l’on s’efforça de ne pas trop consulter. A Noël, on ne pouvait s’empêcher de « penser à Jean-Louis », sans pour autant plus trouver la force de l’inviter. Ce n’était pas faute d’avoir essayé, mais on avait retenu la leçon des tentatives du passé. En reprenant contact, nous remuions une vase, dynamitions son marécage hanté par un esprit solitaire, lui l’exclu, le damné, l’insupportable. Alors on essayait de l’aimer de loin.

On savait bien qu’il resterait là, à Bex, au social, jusqu’au jour de sa mort, qui survint en janvier, vingt-cinq ans après sa mère, cinq après son père, deux après son frère. On trouva l’appartement dans un état qu’on ne soupçonnait pas, mais, au fond d’un tiroir, dans une fourre en plastique renfermant tous ses papiers, un mot, aussi, manuscrit de sa part : « je n’ai pas de dettes ».

La marche

Je ne suis pas de ceux qui aiment marcher seul, ou alors pas très souvent. Je suis à peu près sûre qu’il doit y avoir quelque chose à y trouver, et il m’est arrivé d’essayer de me forcer pour voir si dans les conseils de quelques grands marcheurs solitaires que j’aime, comme Rousseau ou Beauvoir, se cachait la clef du bon développement d’une pensée, ou un quelconque mode d’emploi pour écrire. Mais non, en fin de compte, cela ne m’inspire pas vraiment. Seule, c’est à l’arrêt, en observation, jamais bien loin de mon point de départ, que je me mets véritablement en marche.

Mes rares balades en solo dans la nature ne sont tout au plus qu’un recours, une sorte de médicament pour faciliter le transit d’une émotion, celui de la colère surtout, que l’on peut effectivement laver, d’une certaine façon, dans la dépense d’énergie et au contact de la végétation. Aller d’un point à un autre pour éviter les transports en commun ou écouter de la musique en mouvement, oui, mais de longues balades de plaisance, je n’en fais pas souvent.

En revanche, j’adore voir marcher les gens, et il n’est pas rare que j’éreinte ceux auprès de qui j’aime déambuler. Je crois que la façon dont nous marchons en dit plus sur quiconque que tout autre chose. Et marcher auprès de quelqu’un résume parfaitement la relation entretenue, elle aussi mouvante. En somme, ça marche, ça ne marche pas, ou plus.

Il existe ces personnes solaires, qui viennent à vous en gambadant, dont la légèreté dit beaucoup de l’ingénuité avec laquelle ils arpentent la vie. Rien n’est plus beau que lorsqu’une fluidité s’installe entre deux personnes dans l’espace. Et rares sont ceux contre lesquels on ne se cogne jamais. Marcher à leur côté est comme une danse, un truc qui groove, vraiment musical.

Il y a quelques années, je suis tombée amoureuse d’un garçon dont la démarche ne cessait de me surprendre. Au début, je me retrouvais souvent comme plantée d’un côté de la rue alors qu’il avait traversé sur un coup de tête, ou ne s’était pas arrêté au passage clouté en même temps que moi. Différente perception du danger, quelque chose de frondeur. Il marchait souvent devant, et j’aimais voir ses épaules légèrement remontées, et aussi son pas un peu saccadé, sans souplesse dans les hanches, qui lui donnait ce quelque chose de très viril. Tout le temps, même sur de courtes distances, un petit rien, imperceptible pour moi, l’arrêtait net : un objet dans une vitrine, le chant d’un oiseau, une babiole au sol. C’était alors une joie de revenir sur mes pas et découvrir la raison de cette cassure de rythme soudain, de partager cette autre façon de voir le monde. A la maison, il se déplaçait sans bruit. J’entr’apercevais souvent sa silhouette dans l’encadrure des portes, constatait ses allées et venues, nombreuses par intermittences. Vitesse et lenteur, c’est toujours selon, et c’est l’éventail de cette multiplicité en lui que je ne cesse d’aimer. Les mauvais jours, il a les pieds vaguement en dedans, d’ailleurs, ses semelles sont plus usées vers l’intérieur, symétriquement. Il ne possède qu’une paire de chaussures, dont il ne se sépare que lorsqu’elles ne sont vraiment plus mettables, après avoir racheté exactement les mêmes. Au jour le jour, il ne prend pas le soin d’en faire ou défaire les lacets, car, dans cette nonchalance, comme dans la vie, il est toujours prêt à partir à l’aventure, se contente du minimum nécessaire, et ne s’embarrasse pas de problèmes pratiques inutiles. J’aime constater le chemin parcouru, combien nous avons appris à marcher ensemble, côte à côte. Les reflets dans les vitres ne me renvoient plus seulement deux personnes bien distinctes, ce que nous restons pourtant, mais aussi une entité compacte en déplacement. Je ne compte plus les nuits où nous avons traversé la

ville, et j’avoue avoir eu un pincement au cœur lorsqu’il a commencé à rechigner devant les distances à parcourir, ou à ne me proposer que le même tour dans le parc d’à côté. Irrémédiablement, cela a signifié pour moi la fin d’un quelque chose, qui s’épuise toujours avant de vraiment s’en aller, et qu’il ne sert à rien de retenir.

Ces temps, je marche beaucoup avec Fred. Depuis peu, il fait de tous petits pas, ne lève plus beaucoup les genoux et ne déroule plus du tout les pieds. Nos ballades s’accompagnent désormais du petit son sec et maladroit de ses mocassins sur le macadam. Il avance très lentement, tant et si bien qu’il devient compliqué de marcher à ses côtés, de lui prendre le bras sans craindre de le brusquer. Ainsi, il va falloir s’y faire, lui aussi, tout autrement, s’en va gentiment.

Les jolies choses

3 juillet
Adrien en bas de la rue, avec ses sacs, devant, derrière, et son sourire de grand gamin qui s’en va.

5 juillet
Le brouhaha de la discothèque qui entre par la fenêtre de la cuisine, déserte, à une heure du matin.

11 juillet
Au réveil, recevoir la photo d’un paysage, envoyé pendant la nuit.

12 juillet
Le petit corps de Diane dans une grosse embrassade de départ de vacances en Grèce.

13 juillet
Virée sur le campus. Pas un chat, et l’impression de marcher sur une maquette.

16 juillet
La grande Joëlle et son étrange beauté aristocratique qui arrivent en vélo sur la terrasse du restaurant vietnamien.

17 juillet
Au volant, ce mélange d’infinie tristesse et de grand soulagement, le coffre plein de mes affaires.

25 juillet
Me réveiller tôt et dans les arbres, au bruit d’un affluent du Rhin.

29 juillet
Quand il a dit « t’es encore là, toi ! », juste avant d’éteindre.

1er août
Un jour comme la veille d’un départ, un jour papillon.

3 août
Le combo « Chuck Berry, chorizo, Orangina » sur le toit de Stéphane, qui, au sortir de la douche, traîne à remettre un t-shirt pour exhiber son beau corps – il est vrai - de 56 ans.

5 août
Chez un fleuriste arménien, choisir un immense Lys Casablanca. Et ensuite, son odeur merveilleuse dans l’appartement.

JH - Atelier Studer-Ganz (2017)
sous le mentorat d'Antoine Jaccoud & Eugène

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