IV.

Il fallait élaguer ces arbres pour y voir plus clair. Des années qu’on attendait que les voisins consentent à payer leur part. Le nouveau venu avait pris le problème à bras le corps, leur évitant de lourds frais de paysagiste et le désagrément d’une haie trop stricte, professionnelle, taillée au cordeau. Avant lui, c’était un saisonnier qui était venu, mais avait passé le plus clair de son temps à jouer avec la petite. Personne n’avait osé le sermonner car on compatissait avec la solitude économique de cet homme. Mais son attitude décontractée avait déplu, tout comme ce qu’il avait fait des thuyas.
Le chemin, qu’ils nommaient « la servitude », avait aussi besoin d’être damé. Ce serait encore toute une histoire. Pour l’heure, la petite s’amusait à en repousser les cailloux du pied et créait de menus monticules inégaux libérant une poussière qui salissait ses souliers du dimanche, des ballerines à brides vernies, peu pratiques. Les autres jours, elle troquait ses sandalettes contre de vieilles bottines qui faisaient mauvaise façon, cachée sous un petit sapin, enroulées par précaution dans un sac en plastique. Chaque matin, elle faisait des prouesses d’équilibre pour ne pas détremper le bout de ses chaussettes et opérer ce petit contournement d’autorité. Elle claudiquait ensuite, ravie de son allure négligée, délassée, sur l’asphalte granuleux du chemin de l’école. Il se brisait en fentes sinueuses et dégoulinait sur les bords. Certains craquements étaient colmatés par un amalgame sombre et scintillant qui dessinait de drôles de formes sur la route et devenait gommeux sous les semelles en été. L’observation de ce petit manège sans cesse renouvelé animait les mornes matinées de la dame d’à côté.
On ne voyait bientôt plus sa porte, qui croulait sous le vert comme sa maison sous les souvenirs. Un jour la terre serait lourde elle aussi, mais puisqu’il semble que tout demeure, il était bien inutile de s’inquiéter. Ses petites fleurs, dans ces petits vases, sur ces nappes à fleurs, témoignaient cependant d’une grande mélancolie, à l’image de cet abricot ramolli oublié au milieu du beau luisant des brugnons dans un coin de sa cuisine. Depuis qu’il était mort, quelque chose s’était figé. Son immense colère a surgit un bel après-midi d’été, lorsqu’il s’est affaissé dans les rosiers. Ce fut un abandon, une énième solitude, bien présente cette fois. Les meubles avaient immédiatement été bougés, les armoires vidées, les vêtements donnés, comme pour terminer une partie déjà bien entamée et effacer les coups d’avance sur l’échiquier de la vie. Même d’une tombe, elle n’en avait pas voulu. Les cendres avaient été déposées dans une petite urne en laque qui avait le même liseré doré que ses tasses à café, ramenées d’un séjour à Paris, puis dans un trou sous le pommier du jardin, gentiment creusé par l’intendant de la commune, un peu simple mais gentil, lors d’une cérémonie maladroite.
D’abord légère, puis tenace, une odeur douceâtre avait envahi son intérieur, due à des infiltrations qui avaient subitement dégradé certains de ses murs, comme si l’eau des larmes qui ne rouleraient jamais sur ses joues était parvenue à se frayer un autre chemin. Toutes les bougies parfumées qu’elle allumait en permanence n’y changeaient rien. Le cortège de ses connaissances était reparti aussi vite qu’il était venu, la végétation avait repoussé sur la terre retournée, où fleurissaient à la belle saison de grands Hortensias bleus, et en hiver, des Hellébores.