I.

Alors que la terre venait d’être retournée, souple et gonflée, attendant les semailles, ils laissaient de petits pas nets aux abords des carreaux, pour jouer avec ce qu’ils appelaient déjà des frontières. Ce léger élargissement les allées ne provoquait aucune remontrance, l’innocence et l’encouragement aux jeux de plein air les protégeaient cette insolence mesurée. De menus travaux laissaient filer les heures ; parmi les gueules de loup, entre deux poignées de mauvaises herbes, on pinçait des bulbes mauves en de longues conversations avec la nature ; d’éclatants bouquets inégaux, ramenés les mains poisseuses et blanchies, trônaient dans de petits verres ciselés sur la grande table en noyer de la cuisine, relique d’années dures, mais fastes, dans le commerce de tissu. Certains jours de grande chaleur, il fallait cueillir les cerises noires. On montait prudemment dans la fraîcheur, sur l’échelle bancale qui blessait l’écorce couverte de lichens et de spores. Un paysage miniature dominé par la fierté d’ajouter un échelon supplémentaire à son courage. D’autres, on secouait gaiement le pommier qui laissait tomber ses petits fruits juteux dans des salves d’impacts mats sur l’herbe fraîchement coupée. La cueillette des framboises était profitable : deux sous le saut plein. C’était l’occasion de longs après-midis dans le vert mordant des feuilles dentées, à s’érafler les bras et se salir les ongles. La joie de tirer sur un fruit mûr qui se détache facilement en laissant poindre un téton blanc, et la déception d’en attraper d’autres dont la moisissure des drupéoles éclatait. Premières frayeurs au départ en trombe d’un bourdon, à la vrille d’une guêpe bagarreuse, au craquement d’un escargot. Une densité qui s’évanouirait, bien des années plus tard, en réalisant la petitesse de ces arbrisseaux en pente douce, éternels cerbères d’une immensité à jamais disparue. De grosses limaces traçaient des chemins mordorés sur les feuilles des rhubarbes, dont le terreau était pourtant clairsemé de granules bleues empoisonnées. Ils en choisissaient une, isolée, la saupoudrait d’une pincée volée dans la boîte à sel du buffet, et restaient un temps accroupis à la regarder mousser. Le sol près du grand chêne était jonché de coques qui craquaient sous les pieds et s’incrustaient dans les semelles. Il fallait traîner de longs pas sonores sur les dalles de la terrasse, à strier l’Eternit, pour les y déloger.
Un peuplier s’inclinait dangereusement sur la maison. C’était la cause d’une anxiété grandissante, surtout la nuit. Il fallut l’abattre. Après la coupe, on organisa une photo sur sa souche, qui laissa, en plus d’un cliché à la lumière poudrée, l’odeur de la sciure fraîche dans les mémoires, et des échardes dans les pantalons.
Le voisin brûlait parfois de grandes quantités de branchages d’où s’élevaient des flammes au crépitement saccadé dans une épaisse fumée blanche, presque bleue. Fourche en main, gestes vifs, il offrait un spectacle puissant dans un mutisme propice à l’invention d’aventures sans cesse renouvelées. Attaques de Vikings, canadairs au secours de la forêt, sauvegarde du territoire.